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Paname & moi
28 mars 2013

A la barre de La Liberté

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Quand on sort du métro Faidherbe-Chaligny (Paris 12), on ne peut pas le rater. Ce tout petit bar jaune, qui compte souvent plus de clients en terrasse que dedans, est connu pour avoir vu passer quelques grands noms de la chanson française de ces vingt dernières années : Têtes Raides, Sanseverino (à l'époque Les Voleurs de Poules), La Grande Sophie, La Tordue, Zaza Fournier… Mais La Lib’, comme on l’appelle dans le quartier, se veut avant tout un bistrot populaire. Son patron, Adi, nous explique ses "trucs" pour garder le cap du bateau-rade. En trois mots : diversité, tolérance, liberté.

Bonjour Adi. Pour commencer, peux-tu nous dire depuis quand tu es le patron de la Lib' ?

J’ai racheté La Lib’ à un pote de lycée, il y a bientôt onze ans, en 2001. Mon pote, lui, l’avait achetée en 1990. À partir de 1990-1992, le bar a pris cette tournure-là : musique, popu, bistrot. C’est un bistrot où on propose des choses. Tu paies pas un ticket d’entrée pour voir un groupe ou ta consommation deux euros de plus. Ici, ça change rien : le café, il est à un euro le matin et la nuit aussi. C’est une formule popu pour aller un petit peu à contre-courant de ce qui se fait maintenant dans les bars lounge, etc. Le but c’est de rester pas cher et ouvert.

Sais-tu quand le bar a été créé ?

Je crois que c’était dans les années 1860, un peu avant La Commune. A l’époque, il s’appelait A la Liberté. C’était une taverne, un endroit, comme ça, où on boit et on parle, où on parlait politique à l’époque. A la Liberté, le symbole sur le faubourg est assez clair : la révolution de 1789 a commencé là ! C’est donc resté un coin de partisans, de travailleurs et de ceux qui ouvrent leurs gueules quand ils en ont marre, quoi…

Quand A la Liberté est-il devenu La Liberté ?

Je ne sais pas à quel moment ils ont enlevé le "à", mais je suis bien content qu’ils aient gardé La Liberté, au féminin. Pas Le Liberté, pas Le café Liberté, mais La Liberté. C’est un coin assez vieux, parisien, faut essayer de le faire vivre le plus longtemps possible. Mon pote m’a laissé le bar avec un contrat moral qui était de continuer La Liberté. Moi, je ferai pareil pour le prochain…

"Continuer La Liberté", c’était donc ton ambition en reprenant le bar ?

Ouais, c’était d’abord de garder le cap. Mais c’est aussi une aventure parce que c’est un bar un peu spécial. Il y a un mélange de sociétés là-dedans qui est intéressant. Ça va du mec SDF qui est dur à gérer, au toubib, à "l’inspecteur machin" ou au "colonel truc", qui viennent et qui boivent là. C’est un bar parisien, c’est-à-dire mixé au départ, et il faut le garder comme ça, quoi. C’est pareil pour les communautés. Moi, je suis d’origine maghrébine, mais je ne veux pas qu’on se fasse envahir, ni par le Maghreb, ni par l’Afrique, ni par la Chine, ni par le Français blanc, par rien. Ce qu’il faut, c’est qu’il n’y ait pas une communauté qui prenne le dessus. Ça se gère avec une attitude, avec la musique aussi. Si tu mets de la musique africaine, genre Youssou N’Dour, ou cubaine, c’est super, ça balance, on va danser ! Et puis, à un moment, tu vois qu’il y a quelque chose qui commence à prendre le pouvoir. Là, pof ! Faut arrêter et passer à autre chose : un ptit Aznavour, un Léo Ferré…

Y a-t-il d’autres "trucs" pour manipuler gentiment la clientèle ?

Le truc qui est délicat, c’est la gente féminine. Il faut absolument que, quand elle arrive là, elle se sente en sécurité. En général, les trois quarts des problèmes sont liés à ça, c’est-à-dire que les mecs perdent la raison… Il y a quelques nanas mignonnes et sympathiques qui boivent aussi de l’alcool. Pour certaines communautés, c’est connoté d’une certaine manière, il faut donc parfois réagir. S’il y a une nana qui ne se sent pas bien, il faut sortir du bar et régler le problème tout de suite, parce qu’après c’est un bistrot de mecs. L’échange est là et c’est avec tout le monde, pas juste entre mecs ! Je viens d’un pays où il n’y a que des mecs dehors. On s’emmerde !

On parle souvent de La Lib’ comme d’un "bar rock‘n roll". Tu en penses quoi ?

Pour moi, un bar rock’n roll c’est un bar où les tables sont bancales, où, si tu viens avec un costard tu peux repartir avec des taches de pinard que t’as pas faites toi-même… En fait, quand tu viens là, tu fais attention à tout ! Tu peux prendre une chaise, t’assoir, et puis il y a un pied qui va péter… Maintenant, c’est aussi une ambiance hein, avec la musique forte, etc. S’il y a des gens qui ont bien bu, qui trouvent la musique bonne et qui dansent sur une table, c’est pas très chiant, quoi ! Les gens pourraient danser ailleurs mais c’est les bars qui le permettent pas. Dès que tu parles un peu fort, ils ont peur que ça dérange. Ici, on est plus permissifs. Mais tu connais le truc : la liberté commence là où s’arrête celle du voisin...

Justement, elle s’arrête où pour toi ? Qu’est-ce qui peut te faire tricard de La Lib’ ?

La violence est rédhibitoire ici. On n’aime pas ça. Depuis que je suis là, ceux qui ont été tricards le sont parce qu’ils ont sorti des couteaux, qu’ils ont éclaté un verre dans la tronche de quelqu’un… En dix ans, ça arrive ce genre de choses. Pas souvent, mais ça arrive. Enfin, ils ne sont pas tous idiots, hein ! Des fois, aussi, il faut faire la part des choses…

Par exemple ?

Par exemple, un mec peut être gentil, intelligent, mais il se trouve qu’à un certain degré d’alcool, il change et il y a la connerie qui émerge, comme ça ! Celui-là, s’il fait une connerie ou deux, un peu insultante ou agressive ou quoi, on a tendance à le mettre tricard. Pour moi, ce côté "tricard du bar" c’est au coup par coup, mais c’est jamais à perpétuité. A un moment, je lève la sanction parce qu’il n’y a pas de raison : on a tous été cons des fois et je ne veux pas tomber dans l’abus de pouvoir… Tu gères des hommes : il faut avoir de la tempérance, de la tolérance, et un peu de distance pour analyser les choses et ne pas partir sur un truc répressif.

En dix ans de Lib’, qu’est-ce que tu retiens ? Y a-t-il des choses qui t’ont marqué plus que d’autres ?

Ici, tu vois quand même les gens vivre. Tu es dans un lieu qui est ouvert tous les jours, sept sur sept, et tu vois les habitués sur des années et des années, grandir, vieillir, boire énormément… Il y a des choses que je ne veux plus voir, que je serai content de ne plus voir quand je serai parti d’ici : les gens qui se perdent dans l’alcool et dans la vie parisienne difficile. Les loyers sont chers, les paies ne suivent pas et le gars, s’il boit quelques verres tous les jours, ça veut dire que tout son blé passe là-dedans. Tu vois la limite de la vie de pas mal de gens. Tu les vois tomber de plus en plus bas, aussi, avec l’alcool. Et puis t’as beau essayer de les tirer, ce n’est pas possible. Tu vois la mesquinerie. Tu vois la petitesse de certains. Et à côté de ça tu as des belles rencontres, tu as des ouvertures, tu as des échanges sincères…

"Les échanges"… A ton avis, c’est pour ça que les gens viennent ici ?

Ouais, quand ils viennent, c’est pour le contact, parler ! Si tu n’as pas envie de parler, tu ne viens pas là ! Si tu n’as pas envie d’écouter ou de faire partie de quelque chose, tu ne viens pas là ! Ici, quand tu viens, forcément, tu ne pars pas sans avoir parlé à quelqu’un. Qui que tu sois. Et c’est bien-sûr ce que cherchent les gens ! Dans une grande ville comme ça, il y a beaucoup de solitude. Et quand des clients viennent là, on leur dit bonjour, quoi. Ils connaissent les gens, les gens les connaissent, c’est un lieu où tu es reconnu. C’est juste un échange, comme ça, des fois très court, mais très humain. C’est ça qu’il faut garder. Il y a plein de bars où je rentre, je prends un café, je peux rester trois heures, personne ne m’a regardé ou ne m’a adressé la parole ! Peut-être qu’ils m’ont regardé parce que j’ai une sale gueule mais personne ne m’a parlé ! Ici, t’es au bar, d’abord c’est petit, donc forcément le mec dit une connerie, t’as envie d’en dire une toi-même… C’est un jeu d’échanges et on aime bien ça !

Il n’y en a plus des masses des bars comme ça…

Ouais, il n’y en a plus des masses. Mais c’est parce que les gens courent après l’argent ! Si j’avais une autre attitude avec l’argent, je ferais d’autres prix, je ferais une autre sélection de clients… C’est une volonté, une volonté d’avoir un bistrot et de le laisser bistrot, quoi. Il y en a qui seraient tentés de faire une chaîne, "La Liberté", avec ce concept-là, mais je n’y crois pas trop. Ça éventerait le truc, ça le diluerait. Ici, on réagit à l’instinct, comme ça ! C’est ouvert tous les jours et tous les jours on a des problèmes. Il n’y a pas un cahier où c’est noté que tout le monde doit faire ça, de cette manière-là. C’est pas ce que je demande. Je veux un résultat et peu m’importe la manière de faire. Faut juste qu’elle soit bien, c’est-à-dire qu’elle soit honnête, raisonnable.

As-tu encore des ambitions pour La Lib’ ?

Bah il y a tellement de choses qui se passent ici que le but est que ça continue à bien se passer, quoi. Il faut juste garder le truc gérable, sain et sympa le plus longtemps possible.

Un petit coup de frais, peut-être ? Refaire la déco ?

Non. La Lib’ est telle quelle, telle que je l’ai achetée. Jaune et rouge. Et je la rendrai en bon état. Le tout c’est de rafistoler ! C’est comme un bateau en bois, ici. T’as sans arrêt des fuites, des trucs à réparer. C’est normal…

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